Marc-Alexandre Tareau, anthropologue de la santé, a rejoint le Département Recherche Innovation Santé Publique. Aller vers les sciences humaines et sociales permet d’enrichir nos pratiques de recherche et de mieux comprendre les phénomènes étudiés, le tout au bénéfice des patients pris en charge sur le territoire.

On oppose souvent les sciences «&nbsp;dures&nbsp;» aux sciences «&nbsp;molles&nbsp;». D’un côté, les matières qui répondraient à la rigueur des mathématiques, de l’autres les sciences humaines et sociales (SHS) qui nécessitent une part plus grande d’interprétation. La médecine intégrative peut construire un pont entre les deux&nbsp;: d’une part le diagnostic clinique, centré sur la biologie, des praticiens hospitaliers, de l’autre l’univers socioculturel des patients, marqué par des représentations et des réflexes thérapeutiques spécifiques. Le Département Recherche Innovation Santé Publique (DRISP) s’inscrit pleinement dans une intégration pleine et entière des SHS aux processus habituels de recherche clinique afin de viser l’objectif d’une recherche en santé multi- et transdisciplinaire. Le 4 novembre, il a été rejoint par Marc-Alexandre Tareau ethnobotaniste et anthropologue de la santé, auteur d’une <a href="https://theses.fr/2019YANE0007 ">thèse</a> en ethnobotanique sur les pharmacopées métissées de Guyane.&nbsp;<figure class="image image_resized" style="width:712px;"><img src="/uploads/20250218_130146_26dba7774f.jpg" alt="20250218_130146.jpg"></figure><blockquote>Marc-Alexandre Tareau, dans son bureau de l’ISPA.</blockquote>&nbsp;«&nbsp;Aller vers les sciences humaines et sociales permet d’enrichir nos pratiques de recherche et d’assurer une bien meilleure compréhension des phénomènes étudiés, explique le Pr Antoine Adenis, chef de pôle recherche, innovation, santé publique du futur CHU de Guyane. Il s’agissait d’une volonté ancienne du Pr Mathieu Nacher. Il s’agit aussi d’une nécessité dans le cadre de la création de notre unité mixte de recherche Santé des populations en Amazonie. L’un de ses axes de recherche s’intitule «&nbsp;Culture, société et santé&nbsp;». Cela fait dix ans que nous l’affichons comme une priorité thématique du centre d’investigation clinique.&nbsp;»&nbsp;Le DRISP est lauréat de trois appels à projets mettant les SHS au cœur de la recherche&nbsp;en santé&nbsp;:<ul><li>L’Institut pour la recherche en santé publique (Iresp) finance l’application des SHS à une meilleure compréhension de la perception des troubles du neurodéveloppement et des troubles du spectre de l’autisme au sein de différents groupes de populations de Guyane&nbsp;;</li><li>L’Agence régionale de santé de Guyane va financer des études qualitatives des représentations de quatre communautés vis-à-vis des problèmes de santé prioritaires, portées par le Pr Mathieu Nacher&nbsp;;</li><li>L’étude Vespa 3, enquête nationale sur les conditions de vie des personnes vivant avec le VIH, apportera pour la première fois un éclairage qualitatif sur les représentations de la maladie, dont ne disposaient pas les deux premières éditions.</li></ul>&nbsp;Le Pr Mathieu Nacher voit de multiples avantages à inclure les SHS dans la recherche en santé&nbsp;: «&nbsp;Avec les sciences humaines et sociales, on s’informe avant, pendant et après les études cliniques, pour que les réponses générées soient le plus proche de ce que l’on voit dans notre pratique quotidienne et de ce que perçoivent les participants aux études. En Guyane, la mortalité infantile est 2,7 fois plus élevée que dans l’Hexagone. Cela peut être lié à des IVG non réalisées. C’est utile de savoir pourquoi certaines personnes n’y ont pas recours. S’agissant du VIH, tous les ans, 30 % des patients sont diagnostiqués à un stade tardif. Il faut que l’on sache ce qui se cache derrière ce chiffre. Les enquêtes quantitatives nous permettent de connaître les besoins de la population en matière de santé. L’approche qualitative nous permet de mieux comprendre ses demandes et représentations en santé.&nbsp;»&nbsp;&nbsp;

Marc-Alexandre Tareau, anthropologue de la santé et ethnobotaniste, est déjà un ancien compagnon de route des chercheurs en santé de Guyane. Ses travaux de <a href="https://theses.fr/2019YANE0007">thèse</a> ont porté sur les pharmacopées métissées de Guyane. Ces dernières années, il a collaboré aux projets de recherche <a href="https://www.ght-guyane.fr/chc/article/16">Fey darjan</a> et <a href="https://www.ght-guyane.fr/chc/article/47 ">Parcours d’Haïti</a>. Dans la première étude, il a interrogé des consommatrices de «&nbsp;feuilles d’argent&nbsp;» (Ocotea guianensis)&nbsp;; dans la seconde, il questionnait les participants sur leurs représentations du VIH et de l’hépatite B. Le 4 novembre, il a rejoint officiellement le Département Recherche Innovation Santé Publique.&nbsp;«&nbsp;Quand un soignant comprend comment son patient perçoit l’origine de sa maladie, cela lui donne des idées au sujet de l’itinéraire thérapeutique qu’il va prendre. Dans Parcours d’Haïti, on constate que les personnes vivant avec le VIH qui pensent que la maladie est liée à un mauvais sort sont les plus susceptibles d’être en rupture de traitement voire d’être perdues de vue. Inversement, celles qui considèrent qu’il a une origine biologique font en général plus confiance à l’hôpital. Il est donc important de comprendre les représentations de la part du patient pour anticiper son parcours de soins et mieux agir en termes de prévention.&nbsp;»&nbsp;Il cite l’exemple du patient qui arrive aux urgences. «&nbsp;Dans la communauté créole existe une représentation humorale des maladies, avec des «&nbsp;maladies chaudes&nbsp;» et des «&nbsp;maladies froides&nbsp;». Si le soignant comprend le vocabulaire ethnomédicinal employé par le patient, cela permet d’améliorer le soin. Cela permet de faire le pont entre les médecines.&nbsp;»Le Pr Antoine Adenis poursuit&nbsp;: «&nbsp;Le rôle de Marc-Alexandre Tareau est d’être chercheur mais aussi d’être notre référent méthodologique sur les sciences humaines et sociales.&nbsp;» Car, comme le note le Pr Mathieu Nacher, «&nbsp;dans nos manières de construire nos questionnaires, il y a parfois des a priori, des idéologies. Les réponses ne sont alors pas représentatives, ni reproductibles.&nbsp;»&nbsp;Marc-Alexandre Tareau propose ainsi des consultations aux chercheurs, pour les guider dans leurs travaux. «&nbsp;L’idée est que les personnes qui sont sur des projets viennent me voir pour des conseils méthodologiques et des questions de fond. Je peux les orienter vers des personnes ressources, suggérer des manières de poser les questions, expliquer comment construire son questionnaire ou comment analyser les réponses. Grâce à l’enquête Parcours d’Haïti, je me suis rendu compte qu’il y avait un gros engouement pour le travail qualitatif. C’est une bonne chose.&nbsp;»

En recherche, on distingue les enquêtes quantitatives des enquêtes qualitatives. Les premières sont réalisées à partir de sondages ou de questionnaires. Elles permettent de recueillir des données précises, mesurables en chiffres&nbsp;: combien de personnes vivent avec le VIH en Guyane&nbsp;? Combien sont des hommes&nbsp;? Combien sont des femmes&nbsp;? Quel âge ont-ils en moyenne&nbsp;? Depuis combien de temps a été posé le diagnostic&nbsp;?... Ce type d’enquête nous dit quels sont les besoins en santé de la population étudiée.&nbsp;L’enquête qualitative a pour objectif de comprendre et d’expliquer. Elle s’appuie sur des entretiens individuels ou collectifs. Cette fois-ci, les participants pourront être interrogés sur leurs représentations du VIH, sur la manière dont ils le traitent, sur le parcours qu’ils ont suivi dans le système de santé… Ce type d’enquête nous dit quelles sont les demandes en santé de la population étudiée.&nbsp;«&nbsp;Le but est de produire du discours, explique Marc-Alexandre Tareau. À partir des réponses, je réalise des analyses textuelles. Cela peut se faire avec un logiciel. Je suis plutôt de la vieille école. Je vais lire et relire les réponses et je vais voir des thématiques émerger. Une fois que je les ai repérées, je vais refaire des entretiens pour voir si des personnes différentes parlent des mêmes thématiques et si une personne déjà interrogée va de nouveau en parler ou pas. Enfin, je regarde dans la littérature scientifique si certaines choses ont déjà été montrées ou si de nouvelles apparaissent.&nbsp;»

Plusieurs projets de recherche en santé menés en Guyane ont fait ou font l’objet d’un volet qualitatif&nbsp;:Pour l’enquête <a href="https://www.ght-guyane.fr/chc/article/47">Parcours d’Haïti</a>, Marc-Alexandre Tareau a mené environ 80 entretiens. Ils ont révélé une vision dichotomique de l’origine perçue du VIH dans la population interrogée. Pour certains participants, elle est «&nbsp;naturelle&nbsp;»&nbsp;; pour d’autres, elle est «&nbsp;surnaturelle&nbsp;», liée à un mauvais sort ou au mauvais œil. «&nbsp;En fonction de l’origine qui lui est prêtée, il y aura tout un vocabulaire associé. On va parler de «&nbsp;maladie djab&nbsp;», de «&nbsp;maladie kenbwa&nbsp;» ou encore de maladie envoyée. En fonction de cela, on va aller voir tel ou tel praticien. Ce ne sont pas des choses à prendre à la légère.&nbsp;»&nbsp;L’enquête <a href="https://www.ght-guyane.fr/chc/article/124">Vespa 3</a>, qui va démarrer, est une des plus larges études sur les conditions de vie des personnes vivant avec le VIH. La première édition ne concernait que l’Hexagone. La seconde s’est étendue aux départements et régions d’Outre-mer. La troisième édition ajoute un volet qualitatif. L’objectif est de mieux comprendre les représentations du VIH. Tout comme Parcours d’Haïti a permis de mieux cerner ces représentations dans la communauté haïtienne, Vespa 3 pourrait l’étudier dans d’autres communautés du territoire.&nbsp;Les chercheurs de l’hôpital de Cayenne s’intéressent à la consommation de <a href="https://www.ght-guyane.fr/chc/article/16">feuilles d’argent pendant la grossesse</a>. Le volet quantitatif de l’<a href="https://www.ght-guyane.fr/chc/article/98 ">étude</a> a montré que les utilisatrices étaient « majoritairement de femmes nées en Guyane, ayant un emploi ou étant étudiante, ayant un niveau d’étude relativement élevé, bénéficiant d’un soutien de la famille en cas de difficultés financières, et ayant accès à un abattis ou un jardin&nbsp;». Dans le volet qualitatif, Marc-Alexandre Tareau «&nbsp;essaie d’aller plus loin que le questionnaire, en posant des questions ouvertes : Comment les préparez-vous ? D’où vous vient la connaissance de la feuille d’argent ? Pourquoi est-ce que vous en prenez ? Est-ce que vous la prenez avec d’autres plantes en même temps ?...&nbsp;»&nbsp;D’autres études qualitatives porteront sur les intoxications aux métaux lourds et sur la santé des détenus du centre pénitentiaire de Rémire-Montjoly. Avec son laboratoire d’origine (LEEISA, UAR 3456), Marc-Alexandre Tareau travaille également sur les feuilles comestibles de Guyane&nbsp;: «&nbsp;Ce sujet est peu documenté. Ce sont souvent des feuilles très riches d’un point de vue nutritionnel. Cela peut expliquer certaines carences ou certaines habitudes alimentaires. Ce sont des recherches qui pourront être utiles à ceux qui travaillent sur l’alimentation.&nbsp;»

C’est une histoire étonnante que raconte un article publié en mai 2024 dans <a href="https://doi.org/10.3389/fpubh.2024.1306508">Frontiers in Public Health</a> par des professionnels du DRISP et de l’unité des maladies infectieuses et tropicales (Umit) de Cayenne. Et qui illustre bien l’apport des sciences humaines et sociales et de la médiation en santé dans la prise en charge d’un patient.&nbsp;«&nbsp;On m’appelle à l’Umit pour une patiente vivant avec le VIH, ne parlant pas français, refusant de prendre ses traitements antirétroviraux et convaincue que la maladie est liée à un sort, relate Marc-Alexandre Tareau. Avec l’équipe soignante, nous avions déjà noué des liens solides dans le cadre de l’enquête Parcours d’Haïti. Avec cette patiente, j’ai effectué un travail de médiation, appuyé par mes connaissances anthropologiques. Lors de la première rencontre avec les soignants, elle a dit que s’ils lui annonçaient qu’elle avait le VIH, elle se suiciderait.&nbsp;»&nbsp;Durant son hospitalisation, au fil des entretiens avec les professionnels de santé et les médiateurs, elle s’est montrée «&nbsp;plus communicative et de meilleure humeur. Elle a posé des questions sur l'utilisation de certaines plantes dont elle connaissait les vertus médicinales. Elle a exprimé son soutien total aux traitements biomédicaux. Elle a demandé que le médicament contre le VIH soit correctement identifié. Elle a également été informée que les plantes prises n'étaient pas contre-indiquées avec le traitement prescrit.&nbsp;»&nbsp;Les discussions ont aussi porté sur l’alimentation et sur le vodou haïtien. «&nbsp;Ces entretiens personnels sont extrêmement importants car ils permettent de mieux prendre en compte les spécificités culturelles (et bien sûr individuelles) liées au vécu des patients et à leur environnement socioculturel (et notamment, dans le cas des patients haïtiens, leur appartenance religieuse), soulignent les auteurs. En leur donnant la parole et en les laissant s'exprimer librement, ces entretiens permettent de prendre en compte non seulement leur propre bagage culturel, mais aussi leurs propres attentes et représentations vis-à-vis de la maladie dont ils souffrent et de la manière d'y faire face.&nbsp;» Deux ans après, Marc-Alexandre Tareau prend encore des nouvelles de la patiente. «&nbsp;Elle va bien et suit son traitement. En fait, elle avait besoin de parler à quelqu’un qui la comprenne.&nbsp;» Ceci cristallise l’intérêt majeur de la médiation en santé et de la même manière l’intérêt des méthodes de recherche utilisées en sciences humaines et sociales. Elles permettent de produire des connaissances informées des particularités de chacun pour une médecine plus personnalisée et adaptée aux personnes prises en charge.&nbsp;